Astronomie pour les myopes

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Mesurer la Terre - Chapitre 11

La naissance du mètre

Des unités à profusion...

Sous l'Ancien Régime, le moins que l'on puisse dire est que les unités de mesure sont extrêmement nombreuses, au point qu'effectuer une simple pesée ou une conversion peut s'avérer un véritable casse tête. Jugez plutôt ! Rien que pour les poids nous avons la livre, le marc, l'once, le gros, le grain, le denier, l'aubanne, le faix, le quintal, le scrupule, le félin, le fierton et j'en passe. Les unités de longueur ne sont pas en reste, puisque l'on utilise alors la ligne, le pouce, le pied, l'empan, la toise, le point, la lieue (qui peut être de Paris, des Postes, ancienne ou commune...), la coudée (royale ou naturelle), la perche, l'aune... Et je vous fais grâce des unités de surface et de volume, qui n'ont aucun lien avec les unités de longueur, compliquant à souhait les calculs. On estime que derrière plus de sept cents appellations, ce sont près de deux cents cinquante mille unités de mesure qui ont alors cours, différant d'une région à l'autre, d'une ville à l'autre, parfois même d'un village à l'autre. L'aune par exemple, employée pour mesurer les étoffes, affiche 1,19 m à Paris tandis qu'elle vaut 1,97 m dans le Dauphiné et seulement 0,52 m à Strasbourg. Si, par dessus le marché, nous changeons de pays et d'époque, alors il y a de quoi perdre son latin, certaines unités s'offrant en prime le luxe d'évoluer au cours du temps. La lieue de Paris, pour ne prendre qu'elle, s'étend sur 3,898 km à partir de 1674, alors qu'avant cette date, elle ne vaut que 3,248 km. Et bien entendu, cette fichue lieue n'a pas la même valeur selon que l'on se trouve en Bretagne, en Picardie ou en Espagne. Quant à la livre, elle compte, à ce que l'on dit, plus de 300 versions différentes dans toute l'Europe ! Pour couronner le tout, il arrive que ces unités diffèrent selon la nature des objets auquels elles s'appliquent : ainsi, dans de nombreuses régions, une livre de pain pèse moins lourd qu'une livre de plomb, et l'aune n'a pas la même valeur selon le type de tissus auquel elle se rapporte.

Tout cela, on s'en doute, n'est pas sans conséquence, en particulier sur le commerce (cela peut notamment inciter à la fraude lors des transactions) et les activités scientifiques. C'est pourquoi, des siècles durant, de nombreux de souverains vont s'efforcer de remédier à cette situation. En l'an 789, Charlemagne ordonne dans un capitulaire que les mesures utilisées dans l'empire soient uniformisées, mais cette réforme ne survit pas à son instigateur. Charles le Chauve réitère l'expérience en 864 avec l'édit de Pîtres (il est vrai que cela ne fait pas très sérieux), afin d'harmoniser les poids et mesures dans le royaume de Francie occidentale. En pure perte... Quelques siècles plus tard, après Louis X le Hutin et Philippe V le Long au début du XIVe siècle, c'est au tour du roi François 1er, en l'an 1540, de prescrire aux marchands d'étoffe, dans son édit sur l'aunage, de n'utiliser "[...] comme unité de longueur que l'Aune de Roy ou Aune de Paris et ayant pour valeur 3 pieds, 7 pouces, 8 lignes de Pied de Roy", prescriptions reprises en 1557 par son fils Henri II, puis en 1666 par Louis XIV.
Ce bref rappel historique serait d'ailleurs incomplet si nous ne mentionnions (pas facile à prononcer !) l'abbé et mathématicien lyonnais Gabriel Mouton (1618-1694), qui propose vers 1670 d'employer le système décimal à la place des bases six et douze utilisées la plupart du temps (pour ne prendre que l'exemple de la toise, celle-ci vaut six pieds, qui valent chacun douze pouces de douze lignes). Il est également le premier, 120 ans avant l'Assemblée Constituante, à proposer un étalon "naturel" basé sur le globe terrestre, le milliare, qui correspond à la longueur d'un arc de méridien s'étendant sur un soixantième de degré (autrement dit une minute d'arc). Telle est l'origine de notre "mille nautique", toujours en usage dans l'aviation et la marine, dont la valeur a été fixée par convention à 1852 mètres.

Pour en revenir à la toise, son origine est très ancienne : on trouve trace de son existence dès la fin du XIVe siècle, mais elle remonte vraissemblablement à l'Antiquité. Elle tire son nom du latin tendere, qui signifie "tendre", puisqu'elle correspond, par définition, à l'espace séparant les mains lorsque l'on tend les bras. Cette longueur équivaut précisément à six pieds, et comme la longueur du pied varie d'une personne à l'autre, on prit en France l'habitude de se référer au "pied du Roy", la légende voulant qu'à l'origine, le pied en question fut celui de Charlemagne. Ce fameux pied valant un peu plus de 30 cm, la toise correspond donc, en gros, à la taille d'un individu (6 fois 30 cm, soit 1m80). Par conséquent, "toiser" une personne du regard revient, du moins en théorie, à estimer sa taille...

Depuis le moyen Âge et jusqu'en 1667, la "Toise de Paris" est matérialisée par une simple barre de fer scellée dans l'un des murs du Grand Châtelet, forteresse destinée à assurer la défense du pont donnant accès à l'île de la Cité. Cette barre de fer porte deux ergots dont l'écartement correspond à la longueur de la toise. Jusqu'en 1667 seulement, car peu avant cette date, patatra !... le pilier portant la toise fléchit légérement suite à un affaissement du bâtiment. Jean Baptiste Colbert, en sa qualité de surintendant des Bâtiments, prend alors l'initiative de remplacer cet outil défectueux, au grand dam des maçons qui constatent que le nouvel étalon est légérement plus court (de 11 mm) que celui qu'ils utilisent alors, en l'occurence la toise dite "de l'Ecritoire", copie conforme de l'ancienne toise du Châtelet.

Le Grand Châtelet


Colbert ne se laisse toutefois pas influencer par leurs protestations et impose dès 1668 la "Nouvelle Toise du Châtelet", à partir de laquelle Claude Langlois fabrique, quelques années plus tard, la "Toise du Pérou", utilisée par Bouguer, La Condamine et Godin lors de leur expédition en Amérique du Sud.
La Nouvelle Toise du Châtelet, de par sa piètre qualité et son exposition aux chocs et aux frottements, s'abime rapidement : l'usage veut en effet que l'on glisse la règle dont on veut vérifier la longueur entre les deux ergots de la toise, usant ainsi leurs faces internes et provoquant l'allongement progressif de cet étalon. C'est la raison pour laquelle Charles Marie de La Condamine va suggérer à l'Académie, en 1747, d'adopter comme étalon la Toise du Pérou, conservée à l'observatoire de Paris. Cette proposition est approuvée en 1766 par Louis XV, qui charge alors l'Académie d'en faire exécuter 80 copies et de les adresser aux Parlements de provinces. La toise du Pérou devient alors la "Toise de l'Académie" qui, nous le verrons, servira à définir le mètre, d'abord en 1795, puis en 1799.


Un choix cornélien

L'uniformisation des poids et mesures, réclamée par les trois états (clergé, noblesse et tiers état) dans les cahiers de doléance de 1789, est enfin décrétée en mai 1790 par l'Assemblée Constituante. Les nouvelles unités se voulant universelles, leur choix ne peut en aucun cas dépendre d'une décision arbitraire. Elles devront au contraire obéir à un certain nombre de critères, notamment :

   - être acceptées par toutes les nations et tous les peuples,

   - être inaltérables, c'est à dire ne pas changer au cours du temps,

   - n'être en aucune façon basées sur les proportions du corps humain.

 Une commission, constituée uniquement de gens sérieux (Laplace, Lagrange, Monge, Borda et Condorcet), est mise en place afin de fixer ces nouvelles unités de mesure. Après délibérations, le groupe de savants publie le 19 mars 1791 un rapport faisant état de leurs réflexions. Pour l'unité de longueur, empruntée à la nature, trois options sont alors envisagées :

   - utiliser la longueur du pendule battant la seconde à 45° de latitude (proposition faite en mai 1790 par Talleyran, évêque d'Autun),

   - se baser sur la mesure d'un arc d'équateur,

   - se baser sur la mesure d'un arc de méridien.

Utiliser un pendule nécessite de mesurer avec précision une durée (celle de sa demi-période), ce qui revient à faire dépendre l'unité de longueur de l'unité de temps. De plus, cette durée dépend de l'intensité de la pesanteur, elle même fonction du lieu où l'on effectue la mesure, ce qui va à l'encontre du principe d'universalité : pourquoi prendre comme référence la latitude de Paris (45°) plutôt qu'une autre ? Quant à la mesure d'un arc d'équateur, outre le fait que ce dernier ne traverse que de rares pays, le souvenir des difficultés rencontrées lors de l'expédition au Pérou incite la commission à écarter rapidement cette alternative. C'est donc la troisième option que les membres de l'Académie décident de retenir, décision ratifiée le 26 mars 1791 par l'Assemblée :

"Le quart du méridien terrestre constituera l'unité réelle de mesure et sa dix-millionième partie sera l'unité usuelle".

Et puisqu'il faut lui trouver un nom, Auguste Leblond suggère en mai 1790 d'appeler mètre cette nouvelle unité, du grec μέτρον (métron) signifiant "mesure".

Méridien Dunkerque-Perpignan

Les académiciens ne sont toutefois pas au bout de leur peine, puisqu'ils doivent encore choisir de manière judicieuse l'arc de méridien qu'ils devront mesurer. C'est finalement sur l'arc Barcelone-Dunkerque qu'ils vont jeter leur dévolu, celui-ci présentant de nombreux avantages : outre le fait qu'il évite les principales chaînes de montagnes d'Europe, certains tronçons ont déjà été triangulés par l'abbé de La Caille et Cassini de Thury entre 1739 et 1744, notamment entre Dunkerque et Perpignan, ce qui devrait permettre, du moins l'espère-t-on alors, de réutiliser une partie des anciens repères.


De plus, l'arc Barcelone-Dunkerque est pratiquement centré sur le 45e parallèle et ses deux extrémités se trouvent en bord de mer, dont le niveau, déterminé par la nature, est censé épouser la forme de la Terre. Une autre raison, politique celle-là, est liée au fait que cet arc se trouvant à cheval sur deux pays, la France et l'Espagne, on ne pourra reprocher à la commission d'avoir opéré un choix purement national.

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