Astronomie pour les myopes

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Mesurer la Terre - Chapitre 12

Quand Méchain rencontre Delambre

En avril 1791, l'Académie des sciences confie l'opération de la méridienne à Méchain, Legendre et Cassini IV, mais ce dernier, royaliste, refuse de se mettre au service d'un pouvoir illégitime. Legendre se retirant également du projet - il est déjà plongé dans la rédaction d'un ouvrage de mathématiques, Les Eléments de géométrie - c'est Delambre qui se voit finalement désigné à leur place.
Pierre François André Méchain (1744-1804) et Jean-Baptiste Delambre (1749-1822) reçoivent leur ordre de mission au cours de l'été 1792 : la portion la plus longue, s'étendant de Rodez à Dunkerque, incombe à Delambre, tandis que Méchain doit effectuer les relevés sur le tronçon le plus court mais le plus difficile (car incluant les Pyrénées) compris enre Rodez et Barcelone. Nous l'avons vu dans le précédent chapitre, cette tâche doit servir d'assises à la définition de la nouvelle unité, le mètre, qui doit être "pour tous les hommes, pour tous les temps". Ce qu'ils ignorent alors, c'est que ce travail de titan allait les occuper durant sept longues années.

En matière de géodésie, Méchain n'est pas un novice : il a déjà participé, en 1787, au raccordement des méridiens de Paris et de Greewich avec Cassini IV et Legendre, afin d'étendre le réseau de triangulation à toute l'Europe. C'est donc fort de cette expérience que notre homme quitte Paris en juin 1792, alors que la France, tombée entre les mains d'une bande de fous furieux, sombre dans la violence et le chaos. Pendant son absence, son maigre salaire sera reversé à son épouse, Thérèse Méchain née Marjou, mère de trois enfants. Ayant reçu une solide instruction, elle poursuivra les travaux d'astronomie de Pierre, dont elle était l'assistante.

Pierre Méchain


Tout au long de cette aventure, Méchain et Delambre seront équipés d'un nouvel instrument aux performances exceptionnelles : le cercle répétiteur, inventé par le mathématicien (physicien, naturaliste, navigateur...) Jean-Charles de Borda (1733-1799) et fabriqué par l'ingénieur français Etienne Lenoir (1744-1832), célèbre constructeur d'instruments scientifiques.

Le cercle répétiteur de Borda
Le cercle répétiteur de Borda

Constitué de deux lunettes à réticule pouvant pivoter autour d'un axe, sa spécificité réside dans le fait que son utilisateur peut répéter la mesure d'un angle autant de fois qu'il le souhaite, lui permettant ainsi de déterminer la valeur de cet angle avec une précision de l'ordre d'une seconde d'arc, soit quinze fois supérieure à celle des instruments les plus performants de l'époque (le principe de fonctionnement de cet appareil est expliqué ici !). Le cercle de Borda pouvant être utilisé aussi bien en position verticale qu'en position horizontale, il permet de mesurer la hauteur des étoiles (afin de déterminer la latitude) ainsi que la distance angulaire séparant deux stations de triangulation. Léger et peu encombrant, il remplace donc avantageusement les secteurs et autres quarts de cercle employés jusqu'alors.
En plus du cercle répétiteur, nos savants et leurs assistants disposent de quatre règles (construites elles aussi par Lenoir), indispensables pour mesurer les bases, de thermomètres, d'hygromètres, et de réverbères qui serviront de points de repère pour les mesures effectuées de nuit.

Forteresse de Montjuïc

Méchain arrive à Barcelone le 19 juillet 1792, en compagnie de son assistant Jean-Joseph Tranchot. Trois mois plus tard, il a achevé la triangulation de la partie espagnole. Son travail est cependant loin d'être terminé puisqu'il doit encore déterminer avec précision la latitude de la ville, tâche incontournable mais ô combien délicate. Il va pour cela effectuer une série d'observations depuis la forteresse militaire de Montjuïc, qui domine Barcelone du haut d'une modeste colline. Rien de bien compliqué à priori, puisqu'il suffit en principe de mesurer la distance zénithale d'une étoile (ou sa hauteur par rapport à l'horizon) lors de son passage au méridien localLe méridien céleste local est le grand cercle qui passe par les pôles célestes et le zénith du lieu, mais n'oublions pas qu'il faut composer avec les turbulences, l'aberration de la lumièreDécouverte en 1725 par l'astronome James Bradley, l'aberration de la lumière est un phénomène optique consistant en un déplacement apparent de la position des étoiles en raison du mouvement de révolution de la Terre autour du Soleil. et la réfraction atmosphérique (qui nous fait voir les étoiles plus hautes qu'elles ne sont en réalité, surtout lorsqu'elles sont proches de l'horizon).


Par acquis de conscience, Méchain ne se limite d'ailleurs pas à une seule étoile, mais en utilise quatre : l'étoipe Polaire, β de la Petite Ourse, α du Dragon et ζ de la Grande Ourse. Et c'est là que tout bascule pour notre maniaque de la précision : si les résultats fournis par les trois premières concordent à 0,3 secondes d'arc près, la quatrième étoile fournit une valeur s'écartant d'environ 4 secondes d'arc des trois autres. Se serait-il trompé ? Aurait-il commis une erreur dans ses calculs, ou en utilisant le cercle de Borda ? Quoi qu'il en soit, Méchain n'a dès lors plus qu'une idée en tête : retourner au Montjuïc afin de refaire ses mesures. Malheureusement, il est déjà trop tard : suite à l'éxécution du roi Louis XVI, l'Espagne déclare la guerre à la France, le 7 avril 1793. Méchain se voit dès lors interdire l'accès à la forteresse et à la zone frontalière où devait s'opérer la jonction avec les triangles français.

Un malheur n'arrivant jamais seul, il frôle la mort suite à un grave accident : alors qu'il visite une station de pompage hydraulique en compagnie de son ami le docteur Francesco Salva, une barre entraînée par la pompe le frappe violemment à la poitrine, lui broyant la clavicule ainsi que plusieurs côtes. Immobilisé pendant près de deux mois, il profite de sa convalescence pour recalculer, toujours à partir des mêmes étoiles, la latitude de Barcelone depuis une plateforme construite sur le toit de l'auberge de la Fontana de Oro. Les deux lieux d'observation ne sont certes pas exactement à la même latitude (l'auberge est un peu plus au nord que le Montjuïc), mais connaissant la distance qui les sépare (obtenue par triangulation), il est aisé de déterminer cette différence à l'aide d'un simple calcul et d'en déduire la latitude de l'auberge. Or, au grand dam de notre ami Méchain, le résultat de ce calcul ne coïncide pas parfaitement avec les valeurs obtenues en observant directement les étoiles : il reste en effet entre les deux séries de mesures une différence inexplicable de près de trois secondes d'arc, ce qui sur le terrain correspond à un écart d'une cinquantaine de toises (soit environ 100 mètres). Pour un observateur aussi méticuleux et consciencieux que Méchain, c'est un véritable camouflet. Pire ! Il considère cela comme un échec personnel et un déshonneur. Cette "erreur" (nous allons voir ce qu'il en est vraiment), qu'il tentera de dissimuler, le tourmentera jusqu'à la fin de ses jours, le menant au bord de la dépression et de la folie.

Jean-Baptiste Delambre

Pendant ce temps, Delambre triangule la partie nord de la Méridienne. A plusieurs reprises, il est arrêté et doit plaider sa cause devant des groupes d'excités en armes : on le prend pour un aristocrate fuyant son pays, quand ce n'est pas pour un espion à la solde de la Prusse. Daté du 25 juillet 1792, le Manifeste de Brunswick vient en effet mettre le feu aux poudres : attribué au commandant en chef des armées coalisées, il y est stipulé que si "[...] la famille royale subissait le moindre outrage", la ville de Paris serait livrée "[...] à une exécution militaire et à une subversion totale".
En mai 1793, il se hâte de rejoindre Dunkerque avant qu'elle ne soit investie par les troupes anglaises, la Convention venant de déclarer la guerre à l'Angleterre. Le beffroi de la ville constituera le point le plus septentrional de leur réseau de triangulation.

Contrairement à ce qu'il escomptait, les repères utilisés lors de la mission Cassini III ne sont pour la plupart plus réutilisables, soit parce qu'ils se sont écroulés, soit parce qu'ils sont maintenant cachés par la végétation. Il faut donc effectuer des réparations et construire des tours dont le sommet, généralement peint en blanc afin d'être visible de loin, suscite la colère des sans-culottes les plus fanatiques, qui voient dans cette couleur un symbole de la défunte royauté. Les actes de vandalisme sont donc monnaie courante mais, malgré ces contrariétés, les travaux avancent à bon train.

Le 1er août 1793, une loi impose le système métrique aux français, leur laissant un an pour s'y préparer. La mesure de la Méridienne étant en cours, il est décidé d'établir à partir de la Toise de l'Académie un mètre provisoire de 3 pieds 11,44 lignes (1 pied vaut 12 pouces, soit 144 lignes) basé sur les mesures effectuées par Lacaille et Cassini de Thury en 1740. Une semaine plus tard, alors qu'il installe un signal dans la flêche de la cathédrale d'Amiens, Delambre apprend que la Convention a voté, le 8 août 1793, la suppression de toutes les Académies, mettant ainsi la mission en péril. Il faut attendre le 7 avril 1795 pour que le mètre soit institué comme unité de longueur officielle par la Convention thermidorienne, ce qui a pour heureuse conséquence de relancer les opérations. Le 25 juin de la même année, l'abbé Grégoire crée une nouvelle institution, le Bureau des longitudes, afin de résoudre l'épineux problème de la détermination de la longitude en mer (mais c'est une autre histoire...).
L'avancée des travaux a été tellement retardée par toute cette série d'événements que le 6 juillet 1795, un étalon en laiton du mètre provisoire est construit par Lenoir. Enfin, le 4 thermidor an III (22 juillet 1795), le traité de Bâle met fin au conflit franco-espagnol.

De son côté, Pierre Méchain ne reste pas inactif. En 1794 il obtient, à l'insu des autorités espagnoles, un passeport pour l'Italie, ce qui lui permet de passer à Gêne et, de là, gagner Marseille puis Perpignan qu'il atteint en été 1795. Après plus de deux ans d'interruption, il peut enfin se remettre à l'ouvrage et reprendre la triangulation, côté français. Cela s'avère finalement être tout sauf une sinécure, puisqu'il doit encore affronter de nombreuses difficultés, en particulier lors de l'ascension du pic de Buragarach, qu'il ''[...] ne gravit qu'au risque de la vie...", ses assistants et lui devant transporter jusqu'au sommet le matériel indispensable aux mesures. Sans parler des finances qui sont au plus juste, les fonds se faisant souvent attendre.

Malgré tout, bon an mal an, la campagne s'achève en 1798 et, le 14 novembre de la même année, Méchain rentre enfin à Paris, après six longues années d'absence. Les résultats de la mission sont alors analysés et quelques mois plus tard, le 22 juin 1799, un étalon en platine du mètre, fabriqué en se basant sur les résultats de Méchain et Delambre, est placé dans les Archives nationales. La distance séparant le beffroi de Dunkerque du fort de Montjuïc étant estimée à 551 585,6 toises (des mesures réalisées en 1980 montreront qu'ils ont commis une erreur d'à peine 10 m !), on en déduit, en tenant compte de l'applatissement de la Terre, que le quart du méridien terrestre vaut 5 130 740 toises. Ce mètre définitif, encore appelé Mètre des Archives, a donc été fixé à 3 pieds 11,296 lignes, soit 0,513 074 toises (il est donc un peu plus court que le mètre provosoire). A partir de l'étalon en platine (fabriqué par Lenoir), de nombreuses répliques en marbre seront réalisées, afin d'être exposées dans les grandes villes. Aujourd'hui, seules deux d'entre elles n'ont pas disparu et sont encore visibles à Paris, l'une au 36 de la rue Vaugirard, l'autre au 13 de la place Vendôme.

Mètre-étalon
Mètre-étalon, 36 rue de Vaugirard

Les choses auraient pu en rester là pour Méchain, mais ce dernier, triste et mélancolique, est toujours rongé par le doute : le mètre définitif, il le sait, est marqué du sceau de l'erreur, son erreur. C'est pourquoi, lorsqu'en août 1802, le Bureau des longitudes envisage de prolonger la Méridienne jusqu'aux îles Baléares, il insiste pour être chargé des opérations, espérant secrètement refaire ses mesures. Le 28 avril 1803, il quitte donc Paris pour Barcelone. Malheureusement, il ne pourra mener à terme cette nouvelle mission : atteint de "fièvre tierce" (paludisme), il décède le 20 septembre 1804 à Castellon de la Plana, au nord de Valence. Le travail sera finalement achevé entre 1806 et 1807 par Jean-Baptiste Biot et François Arago, tous deux astronomes et physiciens (nous allons voir cela dans le prochain chapitre).

Suite à la mort de Méchain, Delambre récupèrera les documents de ce dernier, ce qui lui permettra de rédiger sa Base du système métrique décimal, important ouvrage en trois tomes dans lequel il relate leurs péripéties. C'est ainsi qu'il découvre la fameuse "erreur" commise par son collègue, de même que les efforts déployés par ce dernier pour la dissimuler : observations supprimées, résultats effacés, parfois réécrits...
Après analyse des résultats obtenus par les différentes équipes, il apparait que cette "erreur" de 3 secondes d'arc résulte de plusieurs facteurs : d'une part, les graduations des instruments (règles et cercles de Borda) présentent d'inévitables imperfections (quelque soit le soin que l'on apporte à leur confection), d'autre part, la présence des Pyrénées entraîne une infime déviation de la verticale du fil à plomb, ce qui a des répercutions sur les mesures de distances zénithales, introduisant de ce fait une erreur systématique sur la détermination de la latitude du lieu. Le concept d'incertitude de mesure, inconnu à l'époque, faisait son entrée en scène. Méchain, paix à son âme, est donc hors de cause...

Un dernier mot à ce sujet. Nous venons de voir que la longueur du quart du méridien terrestre a été calculée en tenant compte de la valeur de l'applatissement de la Terre, valeur qui repose elle-même sur les résultats obtenus lors des expéditions au Pérou et en Laponie, 60 ans auparavant. Or il semblerait que l'équipe de Maupertuis ait quelque peu bâclé le travail, sacrifiant la qualité à la vitesse d'éxécution, histoire d'être la première à regagner la mère patrie et à récolter les lauriers de cette opération. Au tout début des années 1800, des mesures géodésiques effectuées par une équipe suédoise, menée par l'astronome Jöns Svanberg, montreront en effet qu'à cette latitude, le degré de méridien valait environ 57 196 toises, et non pas 57 438 toises comme l'avait annoncé Maupertuis.
Si l'on tient compte de cette nouvelle donnée, il s'avère que la longueur du quart du méridien terrestre vaut plutôt 5 131 750 toises, et que par conséquent le mètre aurait dû avoir pour valeur 0,513175 toises. Le mètre tel que défini en 1799 (0,513 074 toises) est donc légérement trop court par rapport à sa valeur théorique. Pas de beaucoup, seulement de 0,2 mm, soit un écart de 0,02 %. Ramené à la circonférence du globe terrestre, cela correspond à un écart d'environ 8 km. Le périmètre méridional de la Terre vaut donc, exprimé dans cette unité, 40 008 km, et non pas 40 000 comme prévu initialement (quant au périmètre équatorial, du fait de l'applatissement de la Terre, il vaut 40 075 km).

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