Astronomie pour les myopes

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Mesurer la Terre - Chapitre 10

L'heure des grandes expéditions a sonné

En route pour l'équateur...

La Rochelle, 16 mai 1735. Le Portefaix, navire de la flotte royale, prend le large, s'apprêtant à effectuer une longue traversée. Il transporte, en plus de l'équipage habituel constitué de soldats et de marchands, un groupe de savants en partance pour le Pérou, accompagnés de leurs domestiques et de lourdes caisses de matériel. Dix hommes en tout, parmi lesquels trois membres de l'Académie des sciences : le chimiste et géographe Charles Marie de La Condamine (1701-1774), le mathématicien Pierre Bouguer (1698-1758), et l'astronome Louis Godin (1704-1760), placé à la tête de cette petite troupe en raison de son ancienneté à l'Académie.

Portrait de Louis Godin


Le reste de l'équipe est composé, entre autres, d'un médecin naturaliste (Joseph de Jussieu (1704-1779), frère des fameux botanistes Antoine et Bernard), d'un chirurgien, d'un horloger, d'un ingénieur... bref, que du beau monde.
Une fois au Pérou, les membres de l'expédition sont rapidement confrontés à nombre de difficultés. En premier lieu, le climat andin met leur santé à rude épreuve : ils tomberont fréquemment malades, sujets à de violentes crises de fièvre tropicale. Et puis les conditions météorologiques sont telles qu'il leur faut attendre parfois plusieurs semaines avant de pouvoir effectuer des observations astronomiques, le ciel équatorial étant la plupart du temps encombré de nuages. Le terrain ensuite, très difficile, est littéralement semé d'embûches : forêts impénétrables où l'on risque de faire de mauvaises rencontres (tribus anthropophages, fauves, insectes...), sentiers de montagne escarpés où le moindre faux pas peut s'avérer fatal, torrents impétueux qu'il faut franchir à gué ou sur des ponts de cordes incertains, etc... Ajoutons à cela le matériel scientifique qu'il faut transporter à dos de mulets et les guides indiens faisant régulièrement défection, s'évanouissant dans la jungle en emportant une partie des bagages...
Sans oublier les tracasseries administratives de la part de l'autorité espagnole qui ne voit pas d'un bon oeil l'arrivée de cette ''compagnie de français'', l'hostilité d'une partie de la population, les ennuis financiers incitant certains membres de l'expédition à user d'expédients (vente d'effets personnels, contrebande...).
Et comme si tout cela ne suffisait pas, des dissensions internes apparaissent, en particulier entre les académiciens. C'est ainsi que la mission finit par se scinder en deux groupes : l'un, mené par Godin, accompagné de deux officiers de marine espagnols (Jorge Juan et Antonio De Ulloa) nommés par Sa Majesté Très Catholique ; l'autre, avec à sa tête La Condamine et Bouguer qui, il faut bien le dire, ne seront pas toujours en bon termes non plus. Chaque équipe va dès lors effectuer ses propres mesures, ne partageant plus ni matériel, ni résultats avec l'autre équipe.

Vous l'aurez compris, le Pérou, ce n'est pas le Pérou ! Pour celles et ceux que cela intéresserait, le récit détaillé de cette expédition est relaté dans le roman historique Le procès des étoiles, de Florence Trystram. Une lecture captivante, que je recommande vivement à tous ceux qui souhaitent approfondir le sujet.

Malgré ces désagréments, nos savants parviennent tant bien que mal, au terme de plusieurs années de dur labeur, à trianguler un arc de méridien entre Quito (qui dépend alors de la vice-royauté de Lima) et Cuenca, située 354 km plus au sud, couvrant ainsi près de trois degrés de méridien. Pierre Bouguer estime le degré de méridien à 56 763 toises tandis que La Condamine obtient de son côté une valeur de 56 768 toises. Ces résultats, bien qu'imprécis, laissent peu de place au doute : le degré de méridien est plus petit à Quito qu'à Paris, ce qui implique que la Terre est renflée au niveau de l'équateur. Isaac Newton avait donc raison !

Portrait de Charles Marie de La Condamine

Pendant son long séjour en Amérique du Sud, La Condamine ne se contente pas de trianguler et d'effectuer des relevés de longitude. Explorateur dans l'âme, il va à la rencontre des indiens, étudiant leurs coutûmes et leurs langues. Passionné de botanique, il observe les effets du curare, violent poison extrait de certaines lianes. Les indiens en enduisent la pointe de leurs flèches, ce qui a pour effet de paralyser leurs proies sur le champ. Aujourd'hui encore, le principe actif issu de cette plante est utilisé comme décontractant musculaire lors de certaines interventions chirurgicales.


En 1736, La Condamine évoque également dans l'une de ses lettres adressée à l'Académie des sciences l'existence d'un arbre nommé hyeve en langue quechua, produisant une sustance élastique appelée cahutchu (''l'arbre qui pleure'') par les indiens, employée notamment pour imperméabiliser les vêtements. C'est grâce à lui que cette curieuse substance, le caoutchouc, sera introduite en France et en Europe, obtenant rapidement le succès que l'on sait. En 1802, les botanistes latiniseront le nom de l'arbre qui le sécrète et l'appelleront hévéa.

De son côté, Pierre Bouguer ne reste pas inactif puisqu'il réalise en 1738 une expérience imaginée par Isaac Newton afin de déterminer la densité de la Terre et démontrer la validité de la loi de la gravitation universelle. La méthode s'appuie sur l'observation d'un fil à plomb, légèrement dévié par rapport à la verticale sous l'effet de l'attraction exercée par une montagne proche dont on aura préalablement déterminé le volume approximatif. L'angle de déviation du fil à plomb permet en principe d'estimer la masse de ladite montagne, d'en déduire sa densité, et par extension, celle de notre planète. Voilà pour le principe.

Portrait de Pierre Bouguer

Bouguer se rend donc au pied du Chimborazo afin de passer de la théorie à la pratique, mais les conditions météorologiques et l'altitude du volcan compliquent les choses et il juge que ses mesures, imprécises, n'ont pas de valeur sur le plan scientifique.
Petit détail amusant, le sommet du Chimborazo peut être considéré, d'une certaine façon, comme le véritable ''toit du monde'' : son altitude n'est certes "que" de 6 263 m par rapport au niveau de la mer, mais comme le rayon de la Terre est maximal à l'équateur, cela l'éloigne d'autant du centre de notre planète, dont il est distant de 6 384,4 km (contre ''seulement'' 6 382,6 pour le sommet du Mont Everest).

Le volcan Chimborazo
Le volcan Chimborazo

Il faut attendre l'année 1772 pour que l'anglais Nevil Maskeline (1765-1811) réitère l'expérience, en Ecosse cette fois, effectuant ses observations sur les flancs d'une montagne au nom imprononçable, le Schiehallion. Partant de l'hypothèse que la densité de la Terre est uniforme, il observe que la déviation de son pendule est inférieure à celle prédite par ses calculs. Il doit donc admettre que, contrairement à ce qu'il pensait, la densité moyenne de la Terre est plus élevée que celle des roches de surface et qu'en toute logique, elle doit posséder un noyau métallique (hypothèse confirmée par la suite), ce qui discrédite au passage la théorie alors défendue par l'astronome anglais Edmond Halley (1656-1742) (celui qui a laissé son nom à la comète éponyme), selon laquelle la Terre serait creuse.

Plusieurs membres de l'expédition perdront la vie au cours de cette aventure : le géographe Jacques Couplet succombera à une crise de paludisme, le chirurgien Jean Séniergue sera assassiné par un amant jaloux, l'ingénieur Jean de Morainville disparaîtra purement et simplement dans la jungle équatoriale, tandis que l'horloger Hugot trouvera la mort à Quito en tombant d'un échaffaudage secoué par un séisme, phénomène très fréquent dans cette région.
Quant à ceux qui regagneront la france (La Condamine ne rentrera qu'en 1745, soit près de deux ans après Bouguer), malgré leurs querelles et leurs désaccords, ils rapporteront, en plus de leurs problèmes de santé (Jussieu finira ses jours grabataire et gâteux), une véritable moisson de résultats. Ces derniers, malheureusement, arriveront un peu tard, puisqu'ils ne feront que confirmer ceux obtenus lors de l'expédition de Laponie, à savoir que la Terre est un sphéroïde aplati au niveau des pôles.


Des triangles sur le cercle polaire...

Petit retour en arrière. La seconde expédition, envoyée en Laponie, est dirigée par Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), un touche à tout à la fois philosophe, mathématicien, astronome, physicien et naturaliste (le XVIIIe siècle ignore la spécialisation propre à notre époque), reçu à l'Académie des sciences en 1723, alors qu'il n'a que 25 ans. C'est lors d'un séjour à Londres en 1728 qu'il découvre les idées de Newton, notamment sur la gravitation universelle. Non seulement il va y adhérer, mais il va s'en faire un ardent promoteur sur notre sol, ce qui lui vaudra nombre de critiques de la part des cartésiens.

Portrait de Pierre Louis Moreau de Maupertuis Triangulation en Laponie


A la fin de l'année 1732, il commence à faire part de son travail sur le sujet à l'Académie des sciences, ce qui incitera Louis Godin à proposer d'aller mesurer des degrés sur l'Equateur, proposition appuyée par le Comte de Maurepas, Ministre d'Etat. Maupertuis va ensuite suggérer à l'Académie d'effectuer les mêmes mesures le plus au nord possible. Et c'est ainsi que, le 2 mai 1736, il quitte le port de Dunkerque à la tête d'une mission en partance pour la Laponie, dans le seul but de démontrer que la Terre est aplatie au niveau des pôles (cet à priori lui sera d'ailleurs reproché par la suite). Composée de membres prestigieux (parmi lesquels le mathématicien Alexis Clairaut (1713-1765), l'astronome Pierre Charles Le Monnier (1715-1799) et l'illustre savant suédois Anders Celsius (1701-1744) auquel nous devons notre échelle de température), appartenant pour la plupart à l'Académie des sciences, la mission s'est fixée pour objectif de mesurer de l'arc de méridien compris entre Torneå (l'actuelle Tornio), petite ville du Royaume de Suède sise au fond du golfe de Botnie (son clocher constituera le point de repère le plus méridionnal de la chaîne de triangles), et la colline de Kittisvaara, située 100 km plus au nord. La rudesse du climat va entièrement conditionner l'emploi du temps de l'équipe : les interminables journées estivales sont mises à profit pour installer les repères visuels permettant d'effectuer la triangulation, tandis que les mesures astronomiques sont effectuées au printemps et en automne, les nuits étant alors suffisamment longues sans être excessivement froides. Quant à la base, longue de 14,3 km, c'est en plein coeur de l'hiver qu'elle est mesurée, sur les eaux gelées du fleuve Torne, frontière naturelle séparant la Suède de l'actuelle Finlande.


Tout au long de cette aventure, l'armée suédoise va prêter main forte aux savants, que ce soit pour défricher les forêts ou aplanir certains sommets afin d'y construire de hauts signaux destinés à être vus de loin, si bien que, malgré les difficultés rencontrées (il faut lutter contre le froid en hiver, contre les moustiques en été), l'expédition fait presque figure de promenade de santé comparée à celle envoyée au Pérou. Dans ces conditions, moins de seize mois seront nécessaires au groupe de savants pour mener l'entreprise à son terme. Maupertuis estime alors à 57 438 toises le degré de méridien à cette latitude (environ 66°), soit davantage qu'à Paris (pour rappel, 57 060 toises), confirmant ainsi les prédictions du savant anglais. Voltaire, dont la causticité n'avait d'égale que la méchanceté, écrira d'ailleurs après s'être brouillé avec Maupertuis :

Voltaire

"Vous avez confirmé dans des lieux plein d'ennui
Ce que Newton connut sans sortir de chez lui."

Mises à part quelques frayeurs lors du voyage de retour, le bateau transportant le matériel ayant fait naufrage au large de la Suède (fort heureusement, presque tout le matériel sera récupéré intact), les membres de l'équipe regagnent Paris le 20 août 1737, et sont introduits auprès du Roi à Versailles, premier à être mis au courant de leurs résultats. Le compte rendu de la mission devant l'Académie royale des sciences portera un sérieux coup aux théories de Descartes et, malgré la résistance de Jacques Cassini, il sera décidé en 1738 de refaire la méridienne de France, l'applatissement de la Terre étant dorénavant considéré comme une donnée acquise.



Carte de France et méridienne : cent fois, sur le métier...

Ironie du sort, c'est César François Cassini III de Thury (1714-1784), le fils de Jacques (Cassini II), qui va s'atteler à cette besogne, assisté de l'astronome Nicolas-Louis de La Caille (1713-1762), de son cousin Giovanni Domenico Maraldi II (le neveu du Maraldi qui travailla avec Cassini I) et... de son père Jacques (Cassini II). Dotée d'instruments plus précis que ceux dont disposaient leurs prédécesseurs, l'équipe entame en mai 1739 l'opération connue sous le nom de Méridienne vérifiée, la priorité de leur mission restant bien entendu l'établissement de la carte du Royaume, carte qui sera achevée par Jean-Dominique Cassini IV, fils de César-François.

Portrait de César François Cassini de Thury


Tandis que Cassini III, accompagné de Maraldi II, triangule les frontières de la Flandre, du Comté de Hénaut (province de l'actuelle Belgique) et de l'Est, La Caille et Cassini II vérifient la base de Picard (entre Villejuif et Juvisy). Les résultats de leurs mesures, sans équivoque, montrent que Picard l'a surestimée de 6 toises (soit environ douze mètres), ses perches en bois, longues de 4 toises, étant vraissemblablement trop courtes de quelques millimètres. Cela semble peu (la base s'étendant sur près de 6000 toises), mais cette marge d'erreur fut pourtant suffisante pour insinuer chez les Cassini l'idée que la Terre était allongée au niveau des pôles ! Fort de ses nouvelles mesures, et tenant compte de la forme aplatie de la Terre, La Caille ramènera le degré moyen de méridien en France à 57 074 toises, résultat qui sera par la suite confirmé par l'astronome et mathématicien Jean-Baptiste Delambre (nous y reviendrons).
Pour en finir avec la dynastie Cassini, le fils de Cassini de Thury, Jean-Dominique Cassini IV (le IV est là pour qu'on ne le confonde pas avec son arrière grand-père) va lui-même s'illustrer dans le domaine de la géodésie, puisqu'il va participer aux opérations de raccordement des méridiens de Paris et de Greenwich, entre 1784 et 1790.



Newton : 1 - Huygens : 0

Le débat relatif à la forme de la Terre est maintenant clos : le citron a, définitivement, cédé la place à la mandarine. Qui plus est, les résultats obtenus lors des expéditions au Pérou et en Laponie laissent à penser que l'applatissement de la Terre est proche de 1/200, donnant ainsi raison à Newton dans le débat qui l'oppose à Huygens à propos de la nature de la gravitation. Pourtant, cela ne va pas sans poser de nouveaux problèmes... En 1743, Alexis Clairaut démontre par le calcul que l'applatissement de la Terre ne dépend pas seulement de sa vitesse de rotation, mais également de la manière dont les grandes masses se répartissent en son sein. Si l'on suppose que la densité de la Terre est uniforme, son applatissement doit être de 1/230, valeur prédite par Newton. Par contre, si la masse du globe est concentrée en son centre, alors cette valeur doit tendre vers celle de Huygens, à savoir 1/580. Pour trancher, deux méthodes indépendantes l'une de l'autre, vont être employées. La première, nous la connaissons déjà, puisqu'il s'agit de faire appel à la triangulation. Quant à la seconde, elle consiste à effectuer des mesures précises de la pesanteur à l'aide d'un pendule, et ce en des lieux de latitudes différentes. Et c'est justement là que le bât blesse : non seulement ces deux méthodes ne donnent pas le même résultat, mais la triangulation fournit une valeur (1/200) qui sort des limites assignées par Clairaut !

Portrait de Pierre Simon de Laplace

Fort heureusement, tout finira par s'arranger, mais il va pour cela falloir attendre le début du XIXe siècle. Certaines mesures effectuées par Maupertuis durant l'expédition de Laponie, jugées suspectes, seront alors vérifiées et corrigées, ce qui permettra au mathématicien Pierre Simon de Laplace (1749-1827) d'effectuer, vers l'an 1825, de nouveaux calculs et de préciser la valeur de l'applatissement du globe terrestre : il obtient 1/308 à partir des données issues de la triangulation, et 1/310 à partir des mesures effectuées à l'aide du pendule. Les résultats coïncident enfin ! La prouesse est d'autant plus remarquable que ces valeurs sont très proches de celle acceptée de nos jours, à savoir 1/298.


Laissons de côté, pour l'instant, la forme de la Terre, le temps pour nous d'évoquer une "invention" dont l'acte de naissance est intimement lié à notre planète. Nous l'oublions parfois, tant l'usage de cette unité nous est familier, mais le mètre est une création relativement récente, affichant à peine plus de deux siècles d'existence au compteur, soit un battement de paupière au regard de l'Histoire. Et pourtant, force est de reconnaître que sans lui, notre vie quotidienne serait bien compliquée...

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