Astronomie pour les myopes

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Mesurer la Terre - Chapitre 9

La Terre est-elle vraiment sphérique ?

Parmi les nombreux problèmes que les membres de l'Académie aimeraient éclaircir, celui de la distance qui nous sépare du Soleil n'est pas le moins épineux. C'est afin d'apporter une réponse précise à cette question vieille comme le monde que l'astronome Jean-Dominique Cassini (1625-1712) et son assistant Jean Richer (1630-1696) décident d'observer la planète Mars lors de son opposition, c'est à dire lorsqu'elle passe au plus près de la Terre, depuis deux endroits très éloignés l'un de l'autre. Connaître la distance qui nous sépare de la planète Mars permettrait en effet de déterminer par le calcul toutes les distances dans le système solaire, et ce en vertu des lois ! établies au début du XVIIe siècle par l'astronome allemand Johannes Kepler (1571-1630). Jean Richer, à la fois astronome et navigateur, est donc envoyé en 1672 en expédition à Cayenne (Guyane française), tandis que Cassini reste sagement à Paris. De leurs observations respectives, il ressort que la distance séparant la Terre du Soleil est de l'ordre de 140 millions de km, soit près de vingt fois plus que ce que l'on pensait à l'époque (on sait aujourd'hui que cette distance est de 149,6 millions de km).

Le rapport avec notre sujet ? Eh bien une fois en Guyane, Richer ne se contente pas d'étudier la planète Mars : il s'intéresse de près aux battements d'une horloge à pendule de Huygens, qu'il a emportée avec lui. Or il s'avère que cette horloge a beaucoup de choses à lui raconter. Lorsque l'on accroche un caillou à une ficelle, la vitesse avec laquelle ce pendule improvisé se balance dépend bien entendu de la longueur de la ficelle, mais pas seulement... Richer constate qu'à Cayenne, le pendule de son horloge oscille un peu plus lentement qu'à Paris, entraînant un retard de deux à trois minutes par jour. Certes, le climat chaud et humide de la Guyane peut inciter à une certaine langueur, mais de là à affecter la bonne marche des instruments ! Richer comprend que ce léger ralentissement ne peut qu'être dû à une diminution de la pesanteur, puisque c'est cette même pesanteur qui fait osciller le pendule. Par conséquent, la ville de Cayenne doit nécessairement être plus éloignée du centre de la Terre que ne l'est Paris.
De retour en France, Richer n'en reste pas là : il détermine avec précision la longueur qu'il faut donner à un pendule pour que celui-ci passe d'un extrême à l'autre en une seconde lorsqu'il se balance. Par la suite, la même opération ayant été effectuée en divers endroits de la Terre (Danemark, Guadeloupe...), il devient évident que la longueur du pendule battant la seconde dépend de la latitude du lieu. La pesanteur doit donc elle-même dépendre de la latitude, ce qui semble indiquer que la Terre n'est peut-être pas une sphère parfaite.

Voilà pour les observations sur le terrain. Tournons-nous maintenant du côté des théoriciens, qui ne sont pas en reste dans cette affaire. Le physicien néerlandais Christiaan Huygens (1629-1695) n'est pas un simple quidam : nous lui devons en effet la découverte des anneaux de Saturne (Galilée les a observés avant lui, mais n'a pas compris qu'il s'agissait d'anneaux, sa lunette étant de piètre qualité) et de son satellite Titan, l'invention de l'horloge à pendule, un Traité de la lumière dans lequel il développe l'idée selon laquelle la lumière est composée d'ondes, et bien d'autres choses encore...

Portrait de Christian Huygens


En 1679, il découvre la "force" dite centrifuge (il s'agit en réalité d'une force fictive qui se manifeste par une résistance aux changements de direction) et en déduit que la Terre, dont le mouvement est comparable à celui d'une toupie, doit effectivement être légèrement aplatie. Pour compliquer les choses, la période d'un pendule dépend également de la valeur de cette force, qui augmente lorsque l'on se rapproche de l'équateur, et ce quelque soit la forme de notre planète.

Portrait d'Isaac Newton

De son côté, l'anglais Isaac Newton (1643-1727) publie en 1687 ses Principes mathématiques, jetant ainsi les bases de la mécanique céleste, tout en s'appuyant sur les travaux de Richer. Selon sa théorie de la gravitation universelle, une planète soumise à un mouvement de rotation doit être aplatie au niveau des pôles et plus large à l'équateur, adoptant la forme d'une ellipse (les mathématiciens, qui ne font jamais rien comme les autres, appellent cela un ellipsoïde de révolution).
Huygens toutefois n'accepte pas la notion d'attraction à distance, jugée trop mystérieuse à ses yeux. Il lui préfère l'idée selon laquelle la Terre baigne dans une substance subtile remplissant tout l'espace, appelée éther, qui par la pression qu'elle exerce à la surface de notre planète engendre la gravitation.



Bien que les deux savants soient en désaccord sur ce point, leurs théories respectives semblent trouver confirmation dans les observations de Jupiter effectuées une vingtaine d'années auparavant par Jean-Dominique Cassini, qui font clairement apparaître que cette planète est plus large (d'environ 7%) au niveau de l'équateur qu'au niveau des pôles. Toutefois, les calculs montrent que la théorie de Newton implique un aplatissement plus important (1/230) que celui découlant de la théorie d'Huygens (1/580) : ceci devrait permettre de trancher tôt ou tard en faveur de l'une ou l'autre de ces conceptions.

Il semblerait donc que nos connaissances avancent à grands pas, et pourtant, nous allons voir que de nouvelles mesures du méridien vont remettre en cause les conclusions de Richer. Effectuées par Jacques Cassini (1677-1756), fils de Jean-Dominique Cassini, elles tendent à montrer que si la Terre est bien un ellipsoïde, il est au contraire aplati à l'équateur et allongé aux Pôles. La Terre a-t-elle la forme d'une mandarine ou celle d'un citron ? Voilà le genre de question que les savants se posent parfois...



Astronomes de père en fils : les Cassini

Les Cassini occupent une place particulière dans l'histoire de l'observatoire de Paris, puisqu'ils s'y succéderont de père en fils durant quatre générations, soit pendant plus de 120 ans.

Jean-Dominique Cassini (1625-1712) est astronome et mathématicien à l'Université de Bologne, en Italie. Observateur talentueux, il réussit à déterminer la période de rotation de Jupiter, et constate la présence de calottes polaires à la surface de la planète Mars. Ces travaux (et bien d'autres encore...) finissent par asseoir sa réputation, assez en tout cas pour attirer l'attention de Colbert, qui l'invite à venir s'installer à Paris. Arrivant en France en 1669, Cassini est reçu membre de l'Académie des Sciences, et placé par Louis XIV à la tête de l'observatoire de Paris. En observant la planète Saturne, il lui découvre quatre nouvelles lunes (Rhéa, Thétys, Dioné et Japet), ainsi que la division des anneaux à laquelle il laissera son nom. Et, nous l'avons vu, il mesure en 1672 la parallaxe de Mars avec Richer.

Portrait de Giovanni Domenico Cassini


Il faut attendre l'année 1700 pour voir reprendre la mesure du méridien, également appelé la Méridienne, initiée par Picard. L'Académie décide de prolonger l'arc Paris-Amiens (Malvoisine-Sourdon), d'une part vers le nord jusqu'à Dunkerque, d'autre part vers le sud jusqu'à Collioure, au pied des Pyrénées. Le travail est entrepris par Cassini I (Jean-Dominique), son fils Jacques (Cassini II) et son neveu Jacques Philippe Maraldi, lui-même astronome. Devenu aveugle en 1710 (il décède en 1712), Cassini père ne peut poursuivre les opérations, qui se voient interrompues à plusieurs reprise : guerre d'Espagne (de 1701 à 1714), hivers très rigoureux (notamment en 1709), invasion du Nord de la France... Tout semble se liguer contre nos géomètres. Malgré ces aléas, le 10 août 1718, la chaîne de triangles est enfin achevée.

Carte de Cassini
Méridienne de Paris, établie par Jean-Dominique et Jacques Cassini

Les résultats des mesures, publiés en 1723 dans le Traité de la grandeur et de la figure de la Terre, vont alors susciter de vives controverses dans les milieux scientifiques. En effet, le degré de méridien est estimé à 57 097 toises dans la partie sud, tandis que les calculs effectués à partir du tronçon nord donnent au degré de méridien une longueur de 56 975 toises, ce qui implique, contrairement à ce qu'affirme Isaac Newton, que la Terre est aplatie à l'équateur et allongée au niveau des pôles. Cela donnera naissance à ce que l'on a appelé la "querelle entre les têtes pointues (les partisans de Cassini) et les têtes plates (les défenseurs de Newton)".

Une petite explication s'impose : si, pour franchir un degré de méridien, vous devez parcourir une grande distance, c'est que la courbure de la surface sur laquelle vous vous déplacez est peu prononcée. Et inversement... Le schéma ci-dessous permet d'y voir plus clair.


Degré de méridien et courbure

Si la Terre est aplatie au niveau des pôles (aplatissement très exagéré sur l'image de gauche) alors on voit tout de suite que parcourir un arc de méridien correspondant à un angle alpha (par exemple un degré) nécessite de couvrir une distance plus importante si l'on est proche des pôles (L2) que si l'on se trouve près de l'équateur (L1). Si au contraire la Terre est allongée au niveau des pôles et aplatie à l'équateur, un raisonnement similaire permet d'aboutir au résultat inverse (L1 est cette fois supérieure à L2).
Comme Jacques Cassini et Maraldi ont trouvé qu'un degré de méridien s'étend sur une distance plus importante au sud de la France qu'au nord, cela signifie que nous nous trouvons dans la situation décrite par l'image de droite et que par conséquent la Terre a la forme d'un citron.

Portrait de René Descartes

Cette conception va trouver un certain écho en France, où elle sera défendue notamment par René Descartes (1596-1650). Ce dernier a une vision mécaniste du monde, assimilant l'Univers à une gigantesque horloge. Niant l'existence du vide, il considère que l'espace séparant les astres est rempli d'immenses tourbillons d'éther imbriqués les uns dans les autres. Le Soleil, du fait de sa rotation, met en mouvement le tourbillon principal qui entraîne à son tour les planètes, à une vitesse d'autant plus faible qu'elles sont éloignées du centre. Les planètes génèrent à leur tour leurs propres tourbillons, plus petits, mettant ainsi en mouvement leurs satellites.



La pesanteur elle-même résulte d'une sorte de pression que ces tourbillons exercent au voisinage du sol. Dans cet univers purement mécanique, ou rien ne peut se mouvoir sans être poussé, la gravité de Newton, censée agir à distance sans aucun intermédiaire matériel, n'a évidemment pas sa place.

De 1718 à 1733, rien n'est tenté pour déterminer la forme de la Terre, et quand enfin le directeur général des Ponts et Chaussées, Philibert Orry, demande à Jacques Cassini d'entreprendre les travaux de triangulation du territoire prévus par Picard, c'est avant tout l'établissement d'une nouvelle carte de France et la réfection du réseau routier qu'il a en vue. Cassini II se met à pied d'oeuvre en juin 1733, en compagnie de ses fils et de Maraldi, avec lesquels il installe un réseau de triangles allant de Paris à Saint-Malo. Scientifique dans l'âme, il en profite pour déterminer la longueur d'un degré de latitude au niveau de Saint-Malo. Une fois de plus les résultats semblent confirmer que la Terre est bel et bien un ellipsoïde allongé au niveau des pôles. L'année suivante, il aboutit à nouveau à la même conclusion après avoir triangulé vers l'est (jusqu'à Strasbourg), ce qui ne fera qu'amplifier la polémique au sujet de la forme de notre planète. Cette fois-ci, l'Académie décide de se donner les moyens de répondre à cette question une bonne fois pour toute : elle se propose de mesurer avec la plus grande précision la longueur d'un arc de méridien ayant une valeur de un degré, et ce en deux endroits de latitudes très différentes. Soutenues par Louis XV et son ministre Maurepas, passionné de sciences, deux expéditions vont ainsi être organisées dans les années 1735-36 : l'une sera envoyée au Pérou, l'autre en Laponie. Entre Newton et Descartes, il va bien falloir trancher !

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