Nous l'avons évoqué très succintement dans le chapitre précédent : après le décès de Pierre Méchain (en
septembre 1804), ce sont Jean-Baptiste Biot et François Arago, tous deux polytechniciens, qui
vont être chargés de reprendre les travaux de triangulation dans la partie sud de la Méridienne. La raison
de cette prolongation ? En premier lieu, augmenter la longueur de l'arc de méridien mesuré permet de gagner
en précision (l'idéal serait de mesurer entièrement l'arc s'étendant du pôle nord à l'équateur, mais cela
n'est pas possible). Ensuite, il s'agit de recentrer la Méridienne sur le 45ème parallèle, à mi-chemin entre
le pôle et l'équateur, afin de réduire au minimum l'erreur induite par l'applatissement de la Terre (sans
entrer dans les détails, cette hypothèse fut énoncée par le mathématicien Legendre, mais démontrée
par Delambre).
Mais commençons par faire plus ample connaissance avec nos deux savants.
A la fois physicien, mathématicien et astronome, Jean-Baptiste Biot (1774-1862)
mériterait d'être plus connu. Il s'illustre en effet dans de nombreux domaines, tels que l'optique et
l'acoustique, et établit avec Félix Savart une formule permettant de calculer le champ magnétique
produit par un fil parcouru par un courant.
En 1803, Biot est chargé d'enquêter sur une curieuse affaire : le 26 avril de cette même année, alors que
le ciel est parfaitement dégagé, des centaines de pierres s'abattent sur le village de L'Aigle, dans l'Orne.
Après avoir éliminé nombre d'hypothèses (éruptions volcaniques, orages...), Biot démontre que ces pierres
ne proviennent pas de la Terre, comme on le pense alors, mais sont réellement tombées du ciel. L'origine
des météorites est enfin élucidée.
François Arago (1786-1853) est lui-même un touche-à-tout. Si l'optique est son
domaine de prédilection (il s'intéresse à la vitesse de la lumière, à sa réfraction, à sa polarisation...),
il étudie également le magnétisme (il participe notamment à l'invention de l'électro-aimant avec André
Marie Ampère), l'astronomie (et plus particulièrement le Soleil dont il démontre la nature gazeuse),
ainsi que la climatologie et l'océanographie. Qui dit mieux ?
En septembre 1806, les deux savants partent donc pour le royaume de Valence afin d'y étendre le réseau de
triangles jusqu'aux îles Baléares. Les relations franco-espagnoles étant un peu tendues, ils se voient
imposer la présence de deux officiers, José Chaix et José Rodriguez y Gonzalez, tous deux mathématiciens.
Il faut croire que le climat de la région est particulièrement malsain puisque, tout comme Méchain
quelques années auparavant, Jean-Baptiste Biot tombe malade dans le désert de las Palmas et se voit dans
l'obligation de prendre un peu de repos. Quelques mois plus tard, dèbut 1807, il demande à rentrer à Paris
afin, dit-il, de retrouver sa femme et ses enfants qu'il n'a pas revus depuis six mois. Après tout, c'est
humain, on peut le comprendre... à ceci près qu'il ne s'agit peut-être que d'un prétexte. Il semblerait en effet
que ses relations avec Arago se soient progressivement dégradées, ce qui l'aurait finalement amené à prendre
cette décision pour le moins étonnante. Toujours est-il que Biot, de retour à Paris en janvier 1808, va laisser
à son collègue le soin d'achever le travail.
C'est au final un réseau de dix-sept triangles qui sera mis en place, basé sur les plans élaborés par
Méchain. Certains triangles, établis au-dessus de la mer, sont particulièrement grands : le côté de l'un
d'entre eux, joignant le Desierto de las Palmas à Campvey (Ibiza), mesure plus de 160 km ! Effectuer des
visées sur de telles distances oblige bien entendu à travailler de nuit et à faire usage de signaux
lumineux appelés "réverbères", qui ne sont ni plus ni moins que de grosses lampes fonctionnant à l'huile
de baleine, derrière lesquelles on a placé un miroir métallique afin de bien réfléchir la lumière émise
par la lampe.
Arago ne le sait pas encore, mais son expédition va prendre un tournant inattendu, et sa vie ne tiendra parfois plus qu'à un fil. Les événements politiques vont en effet précipiter l'Espagne dans le chaos : alors qu'il triangule les îles de Majorque, Ibiza et Formentera, l'empereur Napoléon Bonaparte installe son frère Joseph sur le trône d'Espagne, ce qui provoque à Madrid d'importantes émeutes, connues aujourd'hui sous le nom de soulèvement du Dos de Mayo (du 2 mai 1808), événement immortalisé quelques années plus tard par le peintre Francesco Goya. Entre l'Espagne et la France, la guerre est déclarée...
Pour ne rien arranger, le 27 mai 1808, un officer de Napoléon débarque à Majorque et tente de soulever la
population contre l'autorité espagnole. La suite des événements va dès lors s'avérer totalement rocambolesque...
Avec ses installations étranges et ses signaux, Arago est rapidement soupçonné d'être un espion à la solde de
l'armée française, et se voit contraint de quitter l'île en catimini, déguisé en marin, afin de ne pas être
reconnu par la population. Il est toutefois arrêté par les autorités locales (qui par ce geste cherchent avant
tout à le protéger) et incarcéré dans la forteresse de Bellver, sise à proximité de Palma (ville principale de
Majorque). Il s'échappe assez facilement, grâce à l'aide apportée par Rodriguèz (l'officier qu'il s'est vu
adjoindre) qui planifie son évasion, et au gouverneur de l'île qui ferme les yeux, puis prend un bateau à
destination d'Alger, où il parvient le 3 août.
Dix jours plus tard il quitte le continent africain, mais le bateau qui le conduit à Marseille, affrété par
le dey d'Alger, est arraisonné par des corsaires espagnols. Petit détail qui aura son importance par la suite,
ledit bateau transporte non seulement des passagers et diverses marchandises, mais également deux superbes
lions que le dey compte offrir à Napoléon. Pour Arago, c'est un retour à la case départ, ou
presque : ramené de force en Espagne, il est jugé puis retenu quelques temps en captivité dans la citadelle
de Rosas (au nord de la Catalogne, près de Figueras), avant d'être transféré à Palamos (un peu plus au sud)
lorsque Rosas tombe aux mains des Français. Tout finit néanmoins par s'arranger puisque le 28 novembre, le
bateau et ses passagers sont autorisés à reprendre leur route pour Marseille. Arago a en effet réussi à
informer le dey de la situation et ce dernier, rendu furieux en apprenant la mort d'un de ses lions, menace
d'entrer en guerre contre l'Espagne si le bateau et ses occupants ne sont pas libérés sur le champ !
Arago n'est cependant pas au bout de ses tribulations, mais cette fois-ci c'est la nature qui va lui jouer des
tours : alors que le navire passe au large de la Corse, un violent coup de mistral le repousse en direction des
côtes africaines, où il finit par faire escale. C'est ainsi qu'il se retrouve à Béjaïa (Bougie), petite ville
maritime située à l'est d'Alger. Son nom ne vous dit peut-être pas grand chose, mais cette petite bourgade est
connue pour avoir fourni, durant le Moyen-Âge, la cire d'abeilles nécessaire à la fabrication des... bougies.
Arago y reçoit un acceuil quelque peu mitigé, et c'est un euphémisme puisqu'il doit, afin d'échapper à une
foule de fanatiques, se déclarer musulman. Il parvient finalement, en suivant une caravane, à regagner
Alger, où il restera jusqu'au 21 juin 1809. Enfin, le 1er juillet de la même année, il débarque à Marseille,
après onze mois de pérégrinations, dont il livrera le récit plus de quarante ans après les faits dans
son "Histoire de ma jeunesse"
!,
publiée en 1854.
Et que sortira-t-il de tout cela ? Pas grand chose en définitive, car bien qu'Arago ait réussi à sauvegarder
les résultats de ses travaux de triangulation, cela ne change en rien la valeur du mètre établi en 1799,
les nouvelles mesures ne montrant qu'un écart infime par rapport à celles obtenues lors de la mission
Méchain-Delambre.
Arago aura toutefois l'insigne honneur d'être reçu, le 18 septembre 1809, membre de l'Académie des sciences,
et ce à l'âge de 23 ans. Cela valait bien quelques sacrifices...
Encore un mot à propos de la définition du mètre. Nous avons vu précédemment que le Mètre des Archives, défini comme correspondant au dix-millionième de l'arc de méridien s'étendant du pôle nord à l'équateur, est matérialisé par un étalon en platine construit en 1799. Outre le fait que ce dernier va rapidement s'avérer trop court (de 0,2 mm) par rapport au mètre théorique, un autre problème, autrement plus sérieux, commence à se manifester : si la qualité de cet étalon s'avère amplement suffisante en 1799, tel n'est plus le cas quelques décennies plus tard, les progrès réalisés en métrologie nécessitant d'effectuer des mesures de plus en plus précises. Il faut alors se rendre à l'évidence : le Mètre des Archives, usiné avec les outils de l'époque, n'est plus à la hauteur des attentes des géodésiens et des physiciens. C'est ce qui va pousser, dans les année 1860, à l'émergence d'un mouvement qui se fixera pour objectif principal la redéfinition du mètre, en faisant appel à un cadre beaucoup plus rigoureux.
Le 20 mai 1875, dix-sept pays signent la Convention du mètre (traité international qui réunit aujourd'hui 55 pays), ce qui se traduit par la création du Bureau International des Poids et Mesures (ou BIPM). En 1889, un nouvel étalon, constitué d'un alliage de platine (90%) et d'iridium (10%) (plus dur que le platine pur) est construit et déposé à Sèvres, où il est maintenu à une température de 0°C. Le mètre y est figuré par la distance séparant deux traits placés chacun à 1 cm des extrémités.
Afin qu'il n'y ait pas rupture avec l'ancien étalon, plusieurs exemplaires sont fabriqués, mais on retient
celui dont la longueur s'approche le plus de celle du Mètre de l'Académie. Il est à noter qu'à partir de ce
moment, le mètre sera défini uniquement (en tout cas jusqu'en 1960) par rapport à la longueur de cet étalon,
qui prend dès lors son indépendance vis à vis de la nature.
En 1927, le mètre est redéfini de façon encore plus précise (prenez votre souffle) :
"L'unité de longueur est le mètre, défini par la distance, à 0°C, des axes des deux traits médians tracés
sur la barre de platine iridié déposée au Bureau international des poids et mesures, et déclarée Prototype
du mètre par la Première Conférence générale des poids et mesures, cette règle étant soumise à la pression
atmosphérique normale et supportée par deux rouleaux d'au moins un centimètre de diamètre, situés
symétriquement dans un même plan horizontal et à la distance de 571 mm l'un de l'autre"
(Source : "Histoire du mètre" - Wikipedia).
Le 14 octobre 1960, l'affaire connaît un nouveau rebondissement, puisque l'on abandonne l'étalon de platine
iridié de 1889 pour se tourner à nouveau du côté de mère nature : il est en effet décidé que le mètre
correspondrait dorénavant à 1 650 763,73 fois la longueur d'onde de la transition orangée émise par l'atome de
krypton 86 dans le vide. L'immense avantage de cette nouvelle définition, c'est qu'elle permet à n'importe quel
laboratoire convenablement équipé de reproduire le mètre avec une haute précision, et ce sans avoir à se rendre
à Sèvres pour consulter l'original.
Cette approche présente cependant un gros défaut : la vitesse de la lumière s'exprimant en mètres
par seconde, la valeur de cette dernière risque donc fluctuer au fur et à mesure que l'on affinera la définition
du mètre. C'est pourquoi il est finalement décidé, le 20 octobre 1983, d'inverser les rôles et d'assujettir le
mètre à la vitesse de la lumière dans le vide, vitesse dont la valeur est fixée de façon absolue et définitive
à 299 792 458 m/s. Considéré sous cet angle le mètre devient donc "la longueur du trajet parcouru dans le
vide par la lumière pendant une durée de 1 / 299 792 458 de seconde", définition qui sera à nouveau
légèrement modifiée en 2018 pour devenir :
"Le mètre, m, est l'unité de longueur ; sa valeur est définie en fixant la valeur de la vitesse de
la lumière dans le vide à exactement 299 792 458 quand elle est exprimée en m s−1."
Reste encore à définir l'unité de temps, la seconde, avec la plus grande précision possible, mais là c'est
une autre histoire (nous n'en parlerons pas ici)...
Astronomie pour les myopes -
Mentions légales